L'évolution des exportations de cigarettes suisses est fortement décroissante depuis quelques années, passant d’un peu plus de 44'000 tonnes en 2011 à moins de 25'000 tonnes en 2016, soit une baisse de 44% !
Le 10 février dernier, de nombreux titres de la presse helvétique faisaient une large part à une nouvelle annonçant que « le monde arabe aime les cigarettes suisses ». La revue de presse compilée par la société Argus répertoriait 26 articles sur ce sujet (papier et en ligne), dont cinq en français et le reste en allemand (voir le tableau en bas de la page). Le journal bernois Berner Zeitung accordait à la nouvelle la place prépondérante dans son actualité du jour, lui consacrant un important article en première page et un autre qui s’étalait sur les pages 12 et 13 (voir illustration ci-dessous).
Mise en page des articles dans le Berner Zeitung
Intrigué par cette communication assez massive, qui n’était visiblement pas liée à une actualité du jour, et ne constituait donc pas à proprement parler une nouvelle, OxyRomandie a cherché à en savoir plus. Nous avons examiné de près les informations à caractère factuel contenues dans l’article publié simultanément sur les sites des quotidiens romands 20 Minutes, 24 Heures, Le Matin et la Tribune de Genève. Cet article est signé par Pascal Schmuck, coordinateur-correspondant chez Tamedia à Zürich. Il résume celui publié le même jour par le Berner Zeitung. Notre examen révèle que l'article contient de sérieuses inexactitudes et présente des informations de façon trompeuse.
« En 30 ans, les cigarettiers ont presque doublé leurs exportations » accompagné du sous-titre « Les exportations flambent ».
Graphique 1
Exportations de cigarettes suisses, 2010-2016(1)
Cette information est trompeuse, car elle donne l’impression de relater un fait d’actualité, alors que le doublement des exportations de cigarettes est un phénomène qui est maintenant ancien. Les exportations de cigarettes ont atteint leur point culminant en volume en 2008 (19’160 tonnes exportées) et en valeur en 2009 (680 millions CHF). L'évolution des exportations de cigarettes suisses est fortement décroissante depuis quelques années (voir Graphique 1), passant d’un peu plus de 44'000 tonnes en 2011 à moins de 25'000 tonnes en 2016, soit une baisse de 44% !
Notons au passage que les variations en volume sont un meilleur indicateur de la préférence pour les cigarettes suisses, les variations en valeur étant influencées par plusieurs facteurs, notamment l'évolution du rapport entre cigarettes bon marché et cigarettes chères et des considérations d'optimisation fiscale pouvant entrer dans le calcul du prix déclaré à l'exportation par les multinationales.
La production suisse « est très recherchée au Maroc, au Bahreïn ou encore en Arabie Saoudite ».
Graphique 2
Exportations vers trois pays arabes, 2010-2016(1)
Cette information n’est que partiellement correcte. Les exportations de cigarettes suisses vers le Maroc sont certes en constante augmentation depuis 2010 (elles étaient quasi inexistantes avant cette date). Mais cette augmentation ne suffit pas à compenser la chute vertigineuse des exportations de cigarettes suisses vers l’Arabie Saoudite, qui ont baissé en volume de 81% entre 2011 et 2016 (passant de 4'900 tonnes à peine plus de 900 tonnes). Le Bahreïn semble aussi moins attiré par les cigarettes suisses depuis quelque temps, les exportations vers ce pays ayant décliné de 28% entre 2013 et 2016. (Voir Graphique 2) Il est intéressant d'observer que les exportations de la Suisse progressent vers le seul pays du monde arabe qui n'a toujours pas ratifié la Convention-cadre de l'OMS pour la lutte antitabac.
Le dessin dans le Berner Zeitung suggère que les Saoudiens sont particulièrement friands
des cigarettes suisses, alors qu'en réalité ils s'en détournent massivement
« Rien qu'au Bahreïn, la valeur des exportations de cigarettes suisses a été multipliée par 54 depuis 1988 à 51 millions de francs.»
Cette information est de nouveau trompeuse, relatant un fait ancien comme s’il s’agissait d’une tendance actuelle. Comme on vient de le voir, et comme l’illustre le Graphique 2, les exportations de cigarettes suisses vers le Bahreïn tendent à décroitre au cours des années récentes, passant en volume de 3'100 tonnes en 2013 à 2'250 tonnes en 2016, soit une baisse de 28%. De plus, partant de presque zéro, il est aisé d'exhiber un taux de croissance phénoménal des exportations, qui ne signifie en fait strictement rien : 10 francs sont mille fois plus grands qu'un centime, mais cela n'en fait pas pour autant une grande somme.
« Les sites en Suisse produisent chaque année 28 milliards de cigarettes. »
Cette information est doublement erronée. En se référant aux données les plus récentes à la disposition d’OxyRomandie, en 2015 les fabriques de l’industrie suisse du tabac ont produit 37,67 milliards de cigarettes, dont 28,25 milliards, soit 76,4%, ont été exportés. Même en assumant que c’est à ce chiffre des exportations que se réfère la citation ci-dessus, celle-ci reste trompeuse, car la production varie énormément d’une année à l’autre et tend à décliner. Elle était de 44,28 milliards d’unités en 2011, et de 30,32 milliard en 2014.(2) Il est donc faux de dire que les sites en Suisse produisent chaque année 28 milliards de cigarettes.
Les géants que sont Philip Morris (Marlboro) à Serrières (NE), British American Tobacco Switzerland (Lucky Strike) à Boncourt (JU) et Japan Tobacco International (Camel) à Dagmersellen (LU) dominent le marché et emploient 4800 collaborateurs.
Encore une information présentée de façon trompeuse. Certes, les trois multinationales mentionnées employaient, selon leur propre déclaration(3) 4'950 personnes en 2015 (ce nombre tend à décroître avec le temps), mais, pour l'essentiel, ces emplois ne sont pas aux endroits indiqués, mais dans les sièges internationaux de Philip Morris International à Lausanne et de JTI à Genève. La fabrication de cigarettes est une production hautement automatisée et selon les déclarations même des compagnies, seuls 1'200 employés travaillent dans les fabriques de tabac en Suisse.(4)
Pour OxyRomandie, l'opération de communication réalisée par ces articles n'avait pour autre but que d'entretenir le mythe de l'importance des « géants » du tabac pour l'économie helvétique, qui lui sert d'écran de fumée pour occulter une réalité qui n'est pas très favorable à cette industrie, non seulement sur le plan sanitaire (comme nous le savons, le tabac a des effets dévastateurs pour la santé), mais aussi sur le plan purement économique. En effet, les études macro-économiques montrent qu'à l'échelle nationale, tous secteurs confondus, l'industrie du tabac, loin de créer des emplois, en détruit.(5) De plus, si on ouvre les yeux, on constate assez rapidement que cette industrie est sur le déclin et n'a pas d'avenir : malgré l'augmentation de la population, la consommation de tabac diminue sur tous les continents.(6) Les compagnies entretiennent ce mythe de leur importance économique parce qu'elles savent que cela impressionne les décideurs politiques en Suisse, qui sont prêts à toutes les concessions pour défendre ces emplois, y compris sacrifier la prévention et la santé publique.
OxyRomandie déplore qu’une certaine presse suisse reproduise avec complaisance des fake news qui n’ont d’autre but que de servir les intérêts d'un groupe économique particulier, en l'occurence ici l’industrie du tabac. Les 26 articles publiés de façon parfaitement synchronisée le 10 février dernier ne peuvent être que le résultat d’une opération de communication très bien coordonnée. Nous ne serions pas étonnés d'apprendre qu'elle a été pilotée par une agence de relations publiques travaillant pour le compte des cigarettiers. Il nous semble d'ailleurs significatif que la quasi-totalité des journaux qui ont publié ces articles font partie d'un même groupe de presse (Tamedia).
Bien que notre préoccupation primordiale soit la prévention du tabagisme et, plus généralement, la santé publique, le cas traité ici dépasse le cadre de cette préoccupation. Il illustre une dérive inquiétante des médias suisses, dominés par les grands groupes de presse, dont le contenu authentiquement rédactionnel se réduit chaque jour comme une peau de chagrin (rendant les journalistes redondants) et ne sert plus qu'à donner un semblant de légitimité à des organes entièrement voués au marketing et à la propagande des lobbys économiques. Au delà de la santé publique, c'est la démocratie même qui est menacée.
Tableau des articles parus le 10 février 2017 dans la presse suisse
Références:
2017.02.22/pad