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« Pour une Suisse romande où il fait bon respirer »


« Pour dialoguer, il faut être capable de convaincre ses interlocuteurs potentiels que l’on est mu par un minimum de bonne foi. Force est de constater que la désinformation dont le représentant de BAT se fait le porte parole ne constitue pas le meilleur préalable au dialogue. »

La désinformation de British American Tobacco

17 février 2005 - L’émission Forums de la Radio suisse romande du 3 février 2005 consacrait une partie de son programme à la décision de la chaîne de cinémas Europlex d’interdire totalement de fumer dans l’ensemble de ses établissements, y compris les foyers et les toilettes. Le directeur d’Europlex a expliqué très sereinement qu’il n’était pas un militant anti-tabac, mais qu’il avait décidé cette mesure d’interdiction pour deux raisons simples, d’une part pour répondre à la demande de la très grande majorité de sa clientèle, et, d’autre part, pour protéger la santé de son personnel.

Les journalistes de Forums ont aussi invité Claudio Rollini, de British American Tobacco (BAT), à s'exprimer sur cette question. Comme à son habitude, son intervention a été un modèle de dialectique oléagineuse, assemblage de phrases et d’expressions à l’emporte-pièce, pré-mâchées par les agences de relations publiques et les avocats de la transnationale. Rollini semble très à l’aise dans cette dialectique et il s’en est servi fort habilement pour avancer en douceur quelques énormes contrevérités. L’exemple ci-dessous en donne une idée.

Le journaliste de Forums : « On assiste à une véritable tendance. Les interdictions commencent à se répandre. Si le mouvement amorcé en Irlande et en Italie s’étend, est-ce que vous vous attendez à une baisse de votre chiffre d’affaires ? »

Claudio Rollini : « Alors écoutez, il est très difficile d’évaluer l’impact d’une interdiction de fumer, parce toutes celles qui ont été introduites l’ont été récemment. Vous avez cité l’Irlande, l’Italie. Il y a la Norvège aussi. Les seuls chiffres dont nous disposons aujourd’hui concernent la baisse du chiffre d’affaires des milieux de la restauration, des bars et des pubs. Cette baisse est tout à fait claire – on parle de minimum 16% en Irlande. Et puis il y a un chiffre surprenant mais qui vient de Norvège et de l’Instititut norvégien de statistiques qui tendrait à montrer que depuis les quelques mois où cette interdiction est en place en Norvège, la proportion des mineurs qui fument a augmenté – alors ça peut paraître surprenant – ça nous surprend et en tout cas si c’était vrai, nous le regretterions – mais il faut se donner le temps d’évaluer l’impact de ces mesures. »

Rollini observe qu’il est trop tôt pour mesurer l’impact des mesures d’interdiction, mais cela ne l’empêche nullement d’affirmer dans la foulée que la baisse du chiffre d’affaires des milieux de la restauration est « tout à fait claire ». Passons sur ce manque de cohérence pour nous pencher sur les trois grosses contrevérités qu’il a réussi à placer dans ce court passage.

  • Première contrevérité – Rollini affirme que toutes les mesures d’interdiction de fumer dans les lieux publics l’ont été trop récemment pour permettre d’en évaluer l’impact. Cette affirmation n’est pas exacte. Il existe des exemples très probants d’interdiction totale de fumer dans les lieux publics, y compris restaurants et bars, pour lesquels nous avons le recul nécessaire permettant d’en évaluer l’impact. La Californie – état des USA qui, avec ses 34 millions d’habitants, est un véritable pays dans le pays - a banni la fumée de tous les lieux de travail et tous les lieux publics en 1995, à l’exception des bars, des discothèques et des salles de jeux, pour lesquels la mesure d’interdiction totale de fumer est entrée en vigueur trois ans plus tard, en janvier 1998. Au cours des sept années qui se sont écoulées depuis cette date, tous les indicateurs ont été positifs. Le plus important, naturellement, est une étude sur la santé des employés des bars, qui a mis en évidence une très nette amélioration de leur fonctions respiratoires, amélioration observable quelques semaines déjà après l’entrée en vigueur de l’interdiction(1). Le volume d’affaire des établissements n'a cessé de s'améliorer depuis 1995. Les mauvaise augures de l'industrie du tabac prédisaient pourtant avec grand fracas une diminution d’au moins 30% du chiffre d’affaires. Le graphique ci-dessous montre l’évolution du revenu des bars, qui est la catégorie d’établissements pour laquelle les prévisions des cigarettiers étaient les plus pessimistes.(2) On voit que ce revenu n'a cessé de croître depuis 1995, et que cette croissance n'a pas été freinée par l'interdiction totale entrée en vigueur au 1er janvier 1998.


    Il y a deux ans, en mars 2003, la ville de New York a mis en place une interdiction totale de fumer dans tous les lieux publics, y compris dans les bars et les restaurants. Là encore, tous les indicateurs sont bons. Les rentrées fiscales portant sur la première année de l’interdiction montrent un accroissement des recettes déclarées par les restaurants et les bars de 8,7% par rapport à l’année précédente (voir notre dossier Deux ans après, les New-Yorkais acceptent très bien l’interdiction de fumer dans les établissements publics).

    Il existe en fait des dizaines d’études publiées dans de revues scientifiques et économiques qui évaluent l’impact des interdictions de fumer dans les bars et restaurants, aux Etats-Unis et dans d’autres pays. Toutes les études entreprises par des chercheurs indépendants ou par des institutions non liées à l’industrie du tabac convergent : l’interdiction de fumer n’entraîne aucune baisse du volume d’affaires. Au pire, cette mesure n’a aucune influence sur ce volume, et dans de la plupart des cas, elle l’améliore et accroît la rentabilité des établissements.

  • Deuxième contrevérité : Rollini déclare que le chiffre d’affaires des restaurants, des bars et des pubs en Irlande a baissé de 16% depuis l’entrée en vigueur de l’interdiction de fumer fin mars 2004. Cette affirmation est fausse. Certes, une baisse de 16% a bien été observée dans ce pays depuis mars 2004 : il s’agit de celle des ventes de cigarettes !

    Les données sur le chiffre d’affaires des bars irlandais sont disponibles mois par mois sur le site du Bureau central des statistiques d’Irlande (http://www.eirestat.cso.ie/diska/RSCM0130.html). Le graphique suivant représente l'évolution de l'indice du chiffre d'affaires des pubs de janvier 2000 à décembre 2004. Nulle trace d'une chute de 16% après mars 2004, comme l'indique Rollini. Le volume d'affaires des pubs n'a certes pas non plus progressé. Il faut savoir qu'il stagne depuis quelques années, mais ce phénomène n'a évidemment rien à voir avec l'interdiction de fumer. En fait, le prix de la bière dans les pubs irlandais est l’un des plus élevés d’Europe, et ce prix a progressé plus rapidement pendant la période 2000-2004 que l’indice du coût de la vie.


  • Troisième contrevérité : Rollini parle d’« un chiffre surprenant » venant de l’Institut norvégien de statistiques qui tendrait à montrer que depuis les quelques mois où l’interdiction de fumer est en place en Norvège, la proportion des mineurs qui fument a augmenté. Cette information est totalement infondée. Il fait probablement référence aux récents résultats produits par Statistics Norway, qui indiquent que la proportion des personnes âgées de 16 à 24 ans qui fument est passée de 22,8% en 2003 à 23,7% en 2004, soit une augmentation de 0.9%. Ce résultat n’autorise en aucun cas d’en déduire que la proportion des mineurs qui fument a augmenté après l’interdiction de fumer. D’une part, le pourcentage indiqué est obtenu par des sondages sur des échantillons de taille réduite, et la différence avec le chiffre de l’année précédente reste largement dans la marge d’erreur – cette différence n’est donc pas significative.

    D’autre part, la tranche d’âge 16-24 ans est composé en majorité de jeunes adultes : Rollini commet donc un abus de langage lorsqu’il parle de « mineurs ». Cette tranche d’âge ne comprend qu’une petite partie des mineurs (les 16-17 ans) et exclut les mineurs au dessous de 16 ans. Elle n’est donc en aucun cas représentative des mineurs.

    De plus, le chiffre pour 2004 a été obtenus à l’aide de quatre sondages répartis sur l’année, dont deux ont eu lieu avant l’interdiction de fumer et les deux autres après. La faible augmentation du pourcentage – qu’elle soit réelle ou qu’elle soit le produit du hasard – peut très bien provenir d'avant l’entrée en vigueur de l’interdiction de fumer.

    Finalement, même si ce résultat ne traduit pas une baisse significative par rapport à celui de 2003, les spécialistes norvégiens de santé publique s’en réjouissent néanmoins, car il indique que la proportion de jeunes fumeurs de 16 à 24 ans s’est consolidée autour de 23% 2004, après une baisse spectaculaire en 2003 de 27.8% à 22.8% (ce qui représente une diminution de 18% du nombre de jeunes fumeurs), alors qu’ils pouvaient craindre une remontée par un effet de retour du pendule.

    L’attention particulière portée par Rollini à ce résultat norvégien, l’interprétation qu’il lui attribue en le qualifiant d’ « augmentation surprenante » alors que ce chiffre n’est ni une augmentation, ni surprenant, tout cela laisse présumer une tentative de détourner des données statistiques de leur véritable signification pour alimenter la désinformation et créer le doute sur l’efficacité des interdictions de fumer – efficacité qui est largement démontrée aujourd’hui et qui n’est plus remise en cause par quiconque, sauf par… l’industrie du tabac.

Claudio Rollini ne manque pas une occasion d’affirmer publiquement la volonté de sa compagnie de « dialoguer » avec les milieux de la santé publique. Ses interventions dans les médias se réduisent le plus souvent à de sempiternelless variations sur ce leitmotiv. Cependant, pour dialoguer, il faut être capable de convaincre ses interlocuteurs potentiels que l’on est mu par un minimum de bonne foi. Force est de constater que la désinformation dont le représentant de BAT se fait le porte parole ne constitue pas le meilleur préalable au dialogue.

Références :
(1) Eisner M, Smith AK, Blanc PD, Bartenders’ Respiratory Health After Establishment of Smoke-Free Bars and Taverns JAMA 280:1909-1914, 1998
(2) Glantz S Effect of smokefree bar law on bar revenues in California Tobacco Control 2000;9(1):111-2

(Dossier 05-011 - 2005-02-17)



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